Discussion et conclusions

L’outil KerAlarm a été mobilisé en tant que support pour rendre disponible pour les besoins de la gouvernance la connaissance abondante, disparate et en même temps limitée existant sur les risques chimiques. La notion de veille désigne les processus par lesquels les décideurs publiques et privés traquent les « signaux faibles » de dommage associé aux innovations technologiques ou aux changements environnementaux, avec l’objectif déclaré de réaliser une gestion plus attentive et plus précoce des tendances ainsi identifiées. La mise en place de systèmes de « veille » s’avère très pertinente pour fournir un appui à la gouvernance dans les contextes particuliers des situations post-normales, où les faits sont incertains, les enjeux sont élevés, les valeurs sont contestées et la décision est urgente.

 

Les signaux faibles peuvent concerner une variété de types d’informations, des indications sur des aspects biologiques, chimiques, physiques, etc. d’un dommage, la révélation de dysfonctionnements dans les systèmes institutionnels, sociaux, etc. qui peuvent indirectement conduire à des dommages environnementaux à tout autre type de situation « non-soutenable » associée aux changements du vivant.

L’objectif du grain « Les effets des produits chimiques sur la biodiversité en Europe : le contexte politique «  et suivants, de tester l’outil d’aide à la délibération KerAlarm pour la mobilisation du principe de diversité représentative dans la mise en place d’un tel système de veille - prospective. L’étude de la littérature a mis en évidence le fait que plusieurs classifications des pressions chimiques pour la biodiversité existent, obtenues suite à l’application de critères divers. Les connaissances sur les effets des produits chimiques sont par ailleurs très spécialisées et mal structurées. Cette situation rend difficile la visibilité des objectifs d’une action de réduction des risques chimiques pour la biodiversité.

L’origine de ces nombreux modes d’appréhension des substances chimiques est la multiplicité des critères qui doivent être pris en compte en même temps, relevant de dimensions différentes (scientifiques, mais aussi sociaux - tel que la perception du risque chimique par le public, économiques – tel que le coût pour obtenir les données, etc.). Les classifications des Pressions chimiques, par exemple, sont ainsi construites sur la base de sous-ensembles différents de ces critères.

 

Cette question est au cœur de toutes les analyses d’études de cas de cette thèse : est-ce que KerAlarm est un outil adéquat pour assurer que la « meilleure » connaissance disponible est utilisée dans la gouvernance ?

 

Le problème central de la présente étude de cas est de structurer les informations sur les risques chimiques, afin de la rendre « intelligible » pour les besoins de la décision. La démarche adoptée s’est déroulée en deux étapes, la première proposant une mobilisation de l’outil KerAlarm avec la participation d’un groupe de  scientifiques travaillant dans le projet ALARM, et la deuxième mobilisant le même outil dans une perspective d’analyse multicritères multi-acteurs. Dans les termes de la logique de veille – prospective, on a « cherché » d’abord les signaux faibles dans les connaissances détenues par les chercheurs, pour élargir par la suite la procédure au domaine sociétal.

 

Il est difficile de dire avec certitude quels sont les facteurs déterminants qui ont conduit aux résultats obtenus lors de l’application de la Matrice de Délibération avec les scientifiques travaillant dans le projet ALARM. Le temps disponible et les conditions particulières du déroulement de la séance de travail sont sûrement parmi les aspects déterminants (hostilité d’un des chercheurs présents vis-à-vis de l’exercice proposé et détournement de la discussion vers la discussion de la légitimité de la démarche). On ne peut donc pas tirer des conclusions sur la plausibilité de l’application du principe de diversité représentative et de la Matrice de Délibération pour sélectionner des Pressions chimiques pour la biodiversité.

Mais au-delà des objectifs volontairement poursuivis par notre expérimentation, un des résultats intéressants de l’exercice est que le monde scientifique ne se reconnaît pas dans les descriptions qu’en fait, par exemple, la sociologie des sciences. La « république des sciences » ne devrait pas fonctionner selon le principe de la majorité, mais selon le principe de l’unanimité – c’est l’avis exprimé par plusieurs chercheurs impliqués dans l’exercice.

Néanmoins, obtenir l’unanimité peut être parfois un processus très coûteux en temps, alors que les enjeux sociaux et économiques associés à cette incertitude imposent des décisions rapides. Le manque de coordination entre le monde scientifique et son contexte socio-économique dans le domaine des produits chimiques est visible et provient du décalage entre les temporalités respectives de fonctionnement. Toutefois, comme peut le démontrer le cas du changement climatique ou comme nous l’avons montré pour l’étude de cas des risques du Gaucho® pour les abeilles, ce n’est pas une règle générale. La seule conclusion vraiment générale qui peut être tirée de notre expérimentation et de ces comparaisons est que le monde scientifique n’est pas hétérogène. Parler de « science » en général est tout aussi pauvre en termes de portée cognitive que parler de « société » en général, par rapport aux problèmes environnementaux de notre époque. 

 

Par ailleurs, le facteur personnel peut être d’une importance majeure dans les procédures délibératives, et si on pouvait le deviner pour les processus multi-acteurs, on a pu le constater aussi pour les procédures similaires impliquant des scientifiques. Étant donné que beaucoup des scientifiques présents étaient prêts à essayer de remplir le questionnaire en début de la séance de Séville, il est très difficile de dire si le résultat aurait été le même sans la participation du chercheur X.

 

Dans la deuxième étape de notre analyse, nous avons élargi le champ de recherche des « signaux faibles » à l’ensemble des acteurs concernés par les risques chimiques en Europe. Dans cette deuxième application, la Matrice de Délibération s’est avérée utile pour la mise en évidence d’une alternative d’action « préférable », et donc pour signaler les aspects importants pour l’action politique qui pourraient favoriser le contrôle des risques chimiques. Par rapport à cette deuxième étape de travail, on peut constater que la question du maintien d’un jeu d’indicateurs techniques représentatif « du point de vue scientifique », en complément au jeu d’indicateurs « représentatifs du point de vue sociétal » reste ouverte.

 

Dans les termes de l’assurance de la qualité de la connaissance, deux remarques peuvent être faites :

·       la qualité substantive de la connaissance (assurée par la publication des connaissances sur les risques chimiques dans des revues de spécialité) ne peut pas être séparée, dans la gouvernance, de la question de légitimité des processus de mobilisation des connaissances ;

·       la structuration et la synthèse des informations disponibles et leur contextualisation pour l’échelle de temps et d’espace de la gouvernance d’un risque particulier jouent un rôle vital pour le dévoilement de la « meilleure connaissance disponible ».

Ces résultats de l’analyse des risques chimiques pour la biodiversité en Europe confortent notre approche méthodologique, qui considère les trois dimensions de la qualité de la connaissance (substantive, contextuelle et procédurale) comme étant inséparables. 

 

Les parcours Analyse des changements de la biodiversité en Île-de-France, Analyse des risques de l’insecticide Gaucho vis-à-vis des abeilles et Les risques chimiques sur la biodiversité en Europe représentent une partie de la part « appliquée » du module, dans le sens qu’ils ont permis la mise à l’épreuve de l’outil d’aide à la délibération KerAlarm pour des études de cas réels. La structuration différente de ces trois  parcours montre que chaque cas doit être organisé de manière particulière, en accord avec la problématique qui est posée. En outre, la diversité des études de cas est une preuve de la flexibilité de KerAlarm pour des situations particulières, mais qui ont toutes en commun le caractère de « situations post-normales ».